30.

La confusion

 

 

— Mel ? a répété Jared, l’espoir faisant vibrer sa voix malgré lui.

J’ai lâché un sanglot. Le contrecoup.

— Tu sais qu’il était pour toi ce baiser, Mel. Tu le sais. Pas pour… l’autre… pour cette chose. Tu sais bien que ce n’est pas le parasite que j’embrassais.

Le sanglot suivant s’est mué en gémissement. Pourquoi ne pouvais-je me taire ? Je tentais de retenir mon souffle, de ne plus respirer.

— Si tu es encore là, Mel… (Il s’est interrompu.)

Melanie détestait ce « si ». Un nouveau sanglot a jailli de mes poumons au moment où j’aspirais une goulée d’air.

— Je t’aime, a-t-il repris. Même si tu n’es plus là, même si tu ne peux pas m’entendre. Je t’aime.

J’ai retenu de nouveau ma respiration, me mordant les lèvres jusqu’au sang. La douleur physique ne suffisait pas à alléger mon tourment.

Tout était silencieux dans le tunnel, puis en moi aussi, cela a été le silence, alors que ma vue se brouillait. Je tendais l’oreille, à l’affût du moindre bruit, tout mon esprit focalisé sur cette quête de son. Mais, bizarrement, il n’y avait rien à entendre.

J’étais dans une position impossible. Tête en bas, le côté droit du visage plaqué contre le sol, les épaules tordues par une boîte écrasée, la droite plus haute que la gauche. Mes hanches formaient un angle oblique et mon mollet gauche était coincé contre le plafond. J’avais des fourmis dans les jambes. J’avais pris des coups dans mon combat avec les cartons et je sentais les hématomes enfler. Il faudrait que je convainque Ian et Jamie que je m’étais fait ça toute seule… Qu’allais-je raconter ? Comment leur dire que Jared m’avait fait subir le test du baiser, comme on envoie une décharge électrique dans le cortex d’un rat de laboratoire pour étudier sa réaction ?

Combien de temps allais-je devoir rester dans cette position ? Je ne voulais pas bouger, de crainte de faire du bruit, mais j’avais l’impression que ma colonne vertébrale allait se briser d’un instant à l’autre. La douleur devenait insupportable. Je n’allais pas pouvoir tenir longtemps. Déjà, un gémissement montait dans ma gorge.

Melanie n’avait rien à me dire. Elle explorait en silence sa fureur et son soulagement. Jared s’était adressé à elle ; il avait finalement reconnu son existence. Il lui avait dit qu’il l’aimait. Mais c’était moi qu’il avait embrassée. Il n’y avait aucune offense, s’efforçait-elle de se convaincre. Elle se répétait toutes les bonnes raisons pour lesquelles Jared avait fait ça. Elle essayait mais n’y parvenait pas. J’entendais tous ses tourments ; toutefois ses pensées étaient purement réflexives. Elle ne me parlait pas ; au sens le plus juvénile du terme. Melanie boudait.

Je lui en voulais, mais pas comme au début, lorsque j’avais peur d’elle et que je souhaitais qu’elle disparût de mon esprit. Non, je me sentais trahie, moi aussi. Comment pouvait-elle être en colère contre moi ? Je n’y étais pour rien ! Cela ne tenait pas debout. Si j’étais tombée amoureuse de lui, c’était à cause des souvenirs que Melanie avait mis en moi, c’était ses propres souvenirs qui avaient réveillé l’instinct animal de ce corps ! Je regrettais sa souffrance, mais elle se fichait de la mienne. Elle s’en réjouissait même. Sale humaine !

Des larmes, moins nourries cette fois, roulaient en silence sur mes joues. L’hostilité de Melanie à mon égard me fendait le cœur.

Brusquement, la douleur dans mon dos s’est faite insupportable. La goutte d’eau…

Dans un cri, j’ai repoussé les cartons autour de moi.

Peu m’importait le bruit. Je voulais sortir de là. Je me suis juré que, moi vivante, plus jamais je n’entrerais dans ce trou ! Et ce n’était pas un serment en l’air.

C’était plus difficile de s’extirper de cette cavité que d’y entrer ! Je me tortillais, ahanais, ruais, et j’avais l’impression que la situation empirait, que j’étais tordue comme un bretzel. Je me suis remise à pleurer, comme une enfant terrorisée à l’idée de ne plus jamais pouvoir regagner la sortie.

Melanie a poussé un soupir agacé. Accroche ton pied au rebord de l’ouverture et tire sur ta jambe !

J’ai ignoré son conseil, trop occupée à passer mon torse autour d’un coin particulièrement pointu. J’avais l’impression d’avoir un couteau planté entre les côtes.

Ne sois pas si têtue ! a-t-elle grommelé.

C’est l’hôpital qui se moque de la charité !

D’accord. Elle a marqué un silence, puis a baissé les armes : Je suis désolée. Je suis une humaine. Il est parfois difficile d’être juste. Parfois, on perd tout discernement, on réagit mal. La rancœur était toujours là, mais elle faisait son possible pour pardonner et oublier que je n’avais fait qu’exprimer son amour à elle – c’était, du moins, son interprétation.

J’ai crocheté ma cheville contre le rebord du trou et j’ai tiré de toutes mes forces. Mon genou a rencontré le sol. Je m’en suis servi comme point d’appui pour sortir mes côtes du coin pointu. Cela a été plus facile, alors, d’extirper mon autre pied et de tirer avec les deux jambes. Finalement, mes mains ont trouvé un point d’appui, et j’ai pu me frayer un passage ; comme un fœtus se présentant par le siège, je suis sortie de la cavité, et suis tombée sur le matelas. Je suis restée au sol un moment, face contre terre, haletante. J’étais certaine que Jared était parti depuis longtemps, mais je n’ai pas relevé la tête pour m’en assurer. Je me contentais de respirer, de reprendre des forces.

J’étais seule. J’ai tenté de m’accrocher à cette consolation, d’oublier le chagrin de savoir Jared parti. Il valait mieux être seule. C’était moins humiliant.

Je me suis recroquevillée sur la paillasse, enfouissant mon visage dans le tissu. Je n’avais pas sommeil. J’étais juste épuisée. Le rejet de Jared, sa répulsion à mon égard, étaient un poids si lourd à porter. J’ai fermé les yeux, tentant de penser à des choses qui ne me feraient pas monter les larmes aux yeux. N’importe quoi, plutôt que l’air effrayé de Jared quand il s’était écarté de moi.

Où était Jamie ? Savait-il où je me trouvais ? Était-il à ma recherche ? Ian devait dormir à l’heure qu’il était, il paraissait si fatigué. Kyle allait-il s’éveiller bientôt ? Allait-il se mettre à ma recherche ? Où était Jeb ? Je ne l’avais pas vu de la journée. Doc s’était-il réellement soûlé à mort ? Cela lui ressemblait si peu…

Je me suis réveillée lentement, mon estomac criant famine. Je suis restée étendue dans l’obscurité pendant quelques minutes, le temps de reprendre mes esprits. Était-ce la nuit ? Le jour ? Combien de temps avais-je dormi ?

Mon estomac m’intimait de bouger… Je me suis mise sur mes genoux. J’avais dû dormir un long moment pour être ainsi affamée – sauter un ou deux repas.

Peut-être y avait-il quelque chose à manger dans les réserves ? J’avais éventré une bonne partie des cartons, peut-être détruit le contenu de quelques-uns… J’avais causé assez de dégâts comme ça, inutile de jouer à présent les voleuses. Je préférais plutôt aller glaner quelques morceaux de pain en cuisine.

Je me sentais blessée aussi, en plus de mes hématomes… J’étais restée tout ce temps ici et personne ne s’était soucié de mon sort. Quelle pensée stupide ! Quelle fatuité ! Pourquoi quelqu’un se serait-il inquiété pour moi ? J’ai donc été soulagée et émue de trouver Jamie à la sortie du tunnel, dos à la grande caverne et à ses compagnons ; il m’attendait.

Mes yeux se sont illuminés ; les siens aussi. Il a bondi sur ses pieds, le visage rayonnant de joie et de soulagement.

— Tu vas bien ! a-t-il lancé. (J’espérais qu’il ne se trompait pas ; puis il est devenu un vrai moulin à paroles.) Ce n’est pas que je croyais que Jared avait menti, mais il a dit que tu préférais être seule ; et Jeb m’a interdit d’aller te voir ! Il m’a dit que je devais rester ici, là où il pouvait me voir et s’assurer que je ne tentais pas de filer pour te rejoindre ; mais quand même, même si je ne pensais pas que tu étais blessée ni rien, je voulais en être certain, tu comprends…

— Je vais bien, lui ai-je dit, mais j’ai tendu les mains vers lui, avide de réconfort.

Il s’est jeté contre moi et a refermé ses bras autour de ma taille ; à ma surprise, il pouvait poser sa tête sur mon épaule.

— Tu as les yeux rouges, a-t-il murmuré. Il a été méchant avec toi ?

— Non. (Après tout, les humains n’étaient pas volontairement cruels avec les rats de laboratoire. Ils cherchaient juste des informations.)

— J’ignore ce que tu lui as dit, mais je pense qu’il te croit à présent. À propos de Mel, je veux dire… Comment va-t-elle ?

— Cette nouvelle lui fait plaisir.

Il a hoché la tête, satisfait.

— Et toi ?

J’ai hésité un moment, cherchant à rester positive.

— Dire la vérité est pour moi plus facile que la cacher.

Cette réponse a semblé le satisfaire.

Derrière lui, la lumière dans le potager était rouge et faiblissante. Le soleil se couchait donc sur le désert.

— J’ai faim, ai-je dit en m’écartant.

— Je m’en doutais. Je t’ai gardé quelque chose de bon.

J’ai poussé un soupir.

— Du pain suffira.

— Allez, viens ! Ian dit que tu te sacrifies trop et que ça ne te rapporte rien de bon.

Je l’ai regardé, interloquée.

— Je crois qu’il a raison, a murmuré Jamie. Même si tu étais pour tous la bienvenue ici, c’est à toi de t’intégrer au groupe, à toi de décider d’être des nôtres.

— Jamais je ne serai des vôtres. Et je ne suis la bienvenue pour personne.

— Pour moi, si.

Je ne voulais pas batailler avec lui ; il croyait sincèrement à ses paroles, mais il se trompait. Ce qu’il voulait vraiment, c’était Melanie. Il ne parvenait pas à faire la distinction entre elle et moi. Ce qui était une erreur.

Trudy et Heidi faisaient cuire du pain dans la cuisine et partageaient une pomme juteuse d’un vert lumineux. Elles mordaient dans le fruit tour à tour.

— Ravie de te revoir ! a lancé Trudy, l’air sincère, en portant la main à ses lèvres pour finir sa bouchée.

Heidi m’a saluée d’un mouvement de tête, les dents plantées dans la pomme. Jamie m’a donné un coup de coude, d’un air innocent, pour me montrer que les gens m’aimaient bien. Qu’il s’agît d’une simple politesse ne lui effleurait pas l’esprit.

— Tu lui as gardé un repas ? a-t-il demandé.

— Bien sûr, a répondu Trudy. (Elle s’est penchée sous le four et s’est relevée avec un plateau dans les mains.) Je l’ai gardé au chaud. Ce doit être tout dur maintenant, mais ça reste mieux que le quotidien.

Sur le plateau, il y avait un grand morceau de viande rouge. L’eau m’est montée à la bouche ; la portion était gargantuesque.

— C’est bien trop…

— Il faut manger tout ce qui est périssable le premier jour, m’a encouragée Jamie. Tout le monde s’empiffre jusqu’à se rendre malade, c’est une tradition.

— Tu as besoin de protéines, a ajouté Trudy. On est à l’eau et au pain sec depuis trop longtemps ; je m’étonne, d’ailleurs, que personne ne soit tombé malade.

J’ai mangé ma portion de viande sous le regard de Jamie qui épiait mes gestes comme un faucon, s’assurant que je ne laissais rien. J’ai vidé mon assiette pour lui faire plaisir, même si mon estomac était sur le point d’exploser.

La cuisine s’était emplie à nouveau. Quelques personnes avaient des pommes dans les mains, tout le monde partageait les victuailles. Des regards curieux se sont posés sur l’ecchymose sur le côté de mon visage.

— Pourquoi y a-t-il tout ce monde ? ai-je demandé à voix basse. (Il faisait nuit dehors, l’heure du dîner était passée depuis longtemps.)

Jamie m’a regardée une seconde.

— Pour t’écouter. Suivre tes cours… (À son ton, c’était une évidence.)

— Tu plaisantes ?

— Je t’ai dit que ce serait comme avant.

J’ai jeté un regard circulaire dans la longue pièce. Tout le monde n’était pas présent. Pas de Doc, ce soir, et aucun des membres de l’expédition de ravitaillement, et, par conséquent, pas de Paige non plus. Jeb, Ian, Walter, étaient absents aussi. D’autres manquaient à l’appel : Travis, Carol, Ruth Ann. Mais ils étaient plus nombreux que je l’aurais imaginé après une journée aussi étrange.

— On peut revenir aux Dauphins, là où on en était ? a demandé Wes, interrompant mon décompte de l’auditoire. (Il était évident qu’il avait fait l’effort « d’ouvrir le bal », mais qu’il n’était que moyennement intéressé par les liens familiaux complexes que tissait cette espèce d’une planète lointaine.)

Tout le monde me regardait. Apparemment, la vie avait moins changé que je ne le croyais.

J’ai pris le plateau de pain que portait Heidi et je l’ai glissé dans le four, derrière moi. J’ai commencé à parler en leur tournant le dos.

— Hum… Où en étions-nous ? Ah oui, les trois grands-parents restants… Ils servent, par tradition, la communauté, la famille comme ils la conçoivent. L’équivalent sur Terre serait les travailleurs, ceux qui rapportent le pain, assurent la survie matérielle de la famille. Ce sont, pour la plupart, des fermiers. Ils cultivent une sorte de plante dont ils extraient la sève.

Et la vie a repris son cours.

Jamie a tenté de me convaincre de ne pas dormir dans le tunnel des réserves, mais il n’y croyait pas lui-même. Il n’y avait pas d’autre place pour moi, telle était la vérité. Avec son entêtement habituel, il a insisté pour dormir avec moi. Jared n’a sans doute pas apprécié, mais je ne l’ai pas vu cette nuit-là, ni la suivante.

C’était bizarre… Reprendre les corvées habituelles avec ces six hommes rentrés d’expédition. J’avais l’impression d’être revenue au début de mon séjour ici, lorsque Jeb avait imposé ma présence aux autres. Des regards hostiles, des silences ténébreux. C’était plus dur pour eux que pour moi, parce que moi, j’avais déjà vécu ça. Tandis qu’eux étaient surpris par la façon dont tous les autres me traitaient, ils tombaient des nues : par exemple, quand j’ai apporté un seau d’eau fraîche pour tous ceux qui travaillaient sur la parcelle de maïs. Andy a roulé des yeux incrédules lorsqu’il a entendu Lily me remercier. Ou encore quand j’attendais mon tour pour la salle de bains avec Trudy et Heidi et que Heidi jouait avec mes cheveux qui me tombaient sur les yeux. Je comptais les couper, mais Heidi voulait me trouver une coiffure, et elle relevait çà et là une mèche. Brandt et Aaron – Aaron était l’aîné sur l’expédition ; j’ignorais jusqu’à son existence avant son retour – étaient sortis de la salle de bains et nous avaient trouvées là, Trudy riant aux éclats en voyant Heidi me confectionner une choucroute hideuse. Les deux hommes avaient verdi dans l’instant et étaient passés devant nous les mâchoires crispées.

Certes, c’étaient des peccadilles, comparées à l’attitude de Kyle… Kyle qui rôdait ; même s’il avait, à l’évidence, l’ordre de me laisser tranquille, son air mauvais laissait deviner ses envies de meurtre. J’étais toujours accompagnée lorsque je le croisais. Était-ce pour cette raison qu’il s’était contenté de me lancer un regard assassin, en serrant les poings de rage ? Cela ravivait mes terreurs des premiers jours. J’aurais pu y succomber, me terrer de nouveau, éviter toutes les salles communes, raser les murs, mais le deuxième soir, j’ai appris une nouvelle qui a relégué au second plan mon inquiétude quant aux pulsions meurtrières de Kyle.

Pour mon deuxième cours, ce soir-là, la cuisine était pleine de nouveaux. Étaient-ce mes histoires qui avaient attiré ces gens ou les barres de chocolat que Jeb distribuait ? J’ai décliné l’offre du patriarche, expliquant à Jamie que je ne pouvais mastiquer et parler en même temps ; j’étais presque certaine qu’il allait en mettre de côté pour moi, têtu comme il était. Ian était de retour, à sa place habituelle, près du four. Andy était là aussi, l’air méfiant, à côté de Paige. Aucun autre membre de l’expédition n’était présent ; pas trace de Jared évidemment. Doc non plus n’était pas là. Était-il toujours soûl, ou terrassé par une belle gueule de bois ? Ce soir encore, Walter était absent.

Geoffrey, le mari de Trudy, m’a posé des questions pour la première fois. J’étais ravie de constater – même si j’ai fait mon possible pour ne rien laisser paraître – qu’il avait rejoint les rangs des humains tolérant ma présence. Mais j’ai eu du mal à répondre à ses questions ; elles étaient aussi délicates que celles de Doc.

— Je ne sais pas grand-chose des Soigneurs, Geoffrey, ai-je avoué. Je ne suis jamais allée voir un Soigneur depuis mon… arrivée. Je n’ai jamais été malade. Tout ce que je sais, c’est que nous optons pour une planète uniquement si nous sommes en mesure de maintenir nos hôtes en parfaite santé. On doit être capables de tout soigner – de la simple coupure à une fracture ou encore une maladie quelconque. La vieillesse est désormais la seule cause de mortalité. Un corps humain, même parfaitement entretenu, ne peut durer indéfiniment. Il peut aussi survenir des accidents, mais ce doit être assez rare. Les âmes sont, par nature, prudentes.

— Prudentes ou pas, elles peuvent toujours tomber sur des humains armés ! a marmonné quelqu’un. (J’étais occupée à retourner les pains alors je n’ai pas reconnu la voix dans mon dos.)

— C’est vrai, ai-je répondu d’un ton égal.

— Alors tu ne sais pas ce qu’ils utilisent pour soigner les maladies, a insisté Geoffrey. Quelles sortes de médicaments ?

J’ai secoué la tête.

— Je regrette. Je ne sais pas. Je ne m’y suis pas intéressée quand j’avais accès à l’information. Je croyais que ce genre de chose allait de soi. La bonne santé était garantie sur toutes les autres planètes où j’avais vécu jusqu’alors.

Les joues de Geoffrey se sont empourprées. Il a baissé la tête avec une moue de colère. Qu’avais-je dit de mal ?

Heath, assis à côté de Geoffrey, lui a tapoté le bras. Un silence épais régnait dans la salle.

— Heu… et pour les Vautours ? a articulé Ian, avec un effort évident pour changer de sujet. Je ne sais pas si j’ai raté cette partie, mais je ne me souviens pas que tu aies expliqué en quoi ils étaient « malveillants ».

Je ne l’avais effectivement pas dit, mais j’étais certaine qu’il s’en contrefichait. C’était juste la première question qui lui était venue à l’esprit.

Mon « cours » s’est terminé plus tôt que d’habitude. Les questions étaient lentes à venir, et la plupart du temps elles émanaient de Jamie et de Ian. Les questions de Geoffrey avaient assombri l’atmosphère.

— On doit se lever tôt demain, on a les pieds de maïs à arracher, a déclaré Jeb après un autre long silence.

Ces mots ont donné le signal du départ. Les gens se sont levés de leurs sièges et étirés, en parlant à voix basse. Mais ce n’étaient pas les bavardages habituels.

— Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? ai-je demandé à Ian.

— Rien. C’est juste qu’ils pensent beaucoup à la mort en ce moment, a-t-il répondu en soupirant.

Mon esprit humain a fait un saut entre deux zones cognitives, ce que les Hommes appellent une « intuition ».

— Où est Walter ? ai-je soufflé.

Ian a encore soupiré.

— À l’infirmerie. Il est au plus mal.

— Pourquoi personne ne me l’a dit ?

— Les choses ont été assez difficiles pour toi dernièrement, alors…

J’ai secoué la tête avec agacement.

— Qu’est-ce qu’il a ?

Jamie s’était approché de moi. Il m’a pris la main.

— Walter s’est brisé des os. Ils sont si fragiles…, m’a-t-il répondu à voix basse. Doc dit que c’est le cancer. Il est au stade terminal.

— Cela doit faire longtemps qu’il souffre, mais il n’a rien dit, a ajouté Ian.

J’ai tressailli.

— On ne peut rien faire ? Rien du tout ?

Ian a secoué la tête, en gardant ses yeux brillants rivés sur les miens.

— Pas chez nous. Même si nous n’étions pas coincés ici, personne ne pourrait rien pour lui. On n’a jamais su soigner ce genre de cancer.

Je me suis mordu la lèvre pour m’empêcher de dire l’idée qui me traversait l’esprit. Bien sûr… il n’y avait rien à faire pour Walter. Ces humains préféraient mourir après une lente et douloureuse agonie plutôt que de troquer leur esprit contre une panacée. Maintenant, je le savais…

— Il t’a réclamée, a poursuivi Ian. Du moins, il a dit ton prénom, plusieurs fois. C’est difficile de savoir ce qu’il voulait. Doc le garde soûl pour atténuer la douleur.

— Doc s’en veut d’avoir bu autant d’alcool juste avant, a ajouté Jamie. Mais il ne pouvait pas savoir…

— J’aimerais voir Walter. À moins que cela n’embête les autres…

Ian a froncé les sourcils et poussé un grognement.

— C’est sûr que ça va faire des mécontents. (Il a secoué la tête.) Mais tant pis. Si ce sont les dernières volontés de Walt…

— Tu as raison, ai-je bredouillé. (« Les dernières volontés de Walt »… j’en avais les larmes aux yeux.) Si c’est ce que veut Walt, alors peu importe ce qu’en pensent les autres, même si ça les rend furieux…

— Ne t’inquiète pas. Je ne laisserai personne t’embêter, a répondu Ian en serrant les dents.

Tout à coup, l’impatience m’a gagnée. S’il y avait eu une horloge, j’aurais regardé l’heure qu’il était. Le temps n’avait guère de signification sous terre, mais, soudain, j’avais la sensation que chaque seconde comptait.

— Il est trop tard pour y aller tout de suite ? Tu crois qu’on va le réveiller ?

— Il ne dort pas bien. Allons-y, on verra bien.

Je me suis mise aussitôt en route, tirant Jamie par la main. Le temps filait comme de l’eau, une eau vive et implacable… Je pressais l’allure. Ian m’a rattrapée sans trop de difficultés, avec ses grandes jambes.

Il y avait du monde dans la grande salle baignée par le clair de lune. J’étais si souvent en compagnie de Ian et de Jamie que personne n’a fait attention à nous.

Personne sauf Kyle. Il s’est figé quand il a vu son frère à côté de moi. Et quand il a remarqué la main de Jamie glissée dans la mienne, il a eu une grimace de dégoût.

Ian a encaissé la réaction de son frère et lui a retourné la même mimique et, ostensiblement, il a pris mon autre main. Kyle a fait semblant d’avoir un spasme, comme s’il était sur le point de vomir, et nous a tourné le dos.

Une fois dans les ténèbres du tunnel sud, j’ai voulu lâcher la main de Ian, mais il tenait bon.

— Tu n’aurais pas dû le narguer, ai-je murmuré.

— Kyle a tort. Être dans l’erreur est une habitude chez lui. Il lui faudra plus de temps que les autres pour se rendre à l’évidence, mais cela ne lui donne pas droit, pour autant, à un traitement de faveur.

— Il me fait peur. Il est inutile de lui fournir de nouvelles raisons de me haïr.

Ian et Jamie m’ont serré la main plus fort. Ils ont parlé en même temps.

Jamie : « N’aie pas peur. » Ian : « Les ordres de Jeb sont limpides. »

— Quels ordres ?

— Si Kyle ne veut pas suivre les règles, il sera banni, a répondu l’adulte.

— Mais ce n’est pas juste. C’est chez lui, ici.

Ian a grogné.

— S’il veut continuer à vivre dans cette communauté, il doit apprendre à mettre de l’eau dans son vin.

Nous sommes restés silencieux tout le reste du trajet. Je me sentais coupable… Toujours le même cocktail émotionnel : culpabilité, peur et chagrin. Pourquoi étais-je venue ici ?

Parce que c’est là ta place, contre toute attente, a murmuré Melanie. Elle sentait la chaleur des mains de Jamie et de Ian refermées sur les miennes, leurs doigts entrelacés avec les miens. Nulle part ailleurs tu ne recevrais ça

Nulle part, ai-je reconnu, me sentant encore plus déprimée. Mais ce n’est pas chez moi pour autant. À l’inverse de toi, je reste une étrangère.

Ils ne peuvent avoir l’une sans l’autre. Il leur faut prendre le lot.

Inutile de me le rappeler

J’étais un peu surprise de l’entendre si clairement. Elle s’était faite si discrète ces deux derniers jours, toute recueillie, recluse dans l’attente et l’espoir de revoir Jared. Comme moi, finalement…

Peut-être est-il avec Walter ? Peut-être est-ce là qu’il est depuis son retour, a songé Melanie avec ardeur.

Ce n’est pas pour cette raison que nous allons rendre visite à Walter.

Bien sûr que non. Je percevais sa contrition, mais il était évident que Walter comptait moins à ses yeux qu’aux miens. Naturellement, elle était triste qu’il se meure, mais elle avait accepté cette issue. Pas moi… Walter était mon ami, pas celui de Melanie. Il était l’un de mes rares alliés ici.

L’infirmerie était éclairée par l’une de ces lampes bleues qui m’avaient paru si mystérieuses à mon arrivée. (Je savais à présent qu’elles fonctionnaient avec des capteurs solaires ; on les déposait, la journée, dans un coin ensoleillé pour les recharger.) Par réflexe, on a tous ralenti le pas, pour nous approcher lentement du seuil. Je détestais cette pièce. Dans ce clair-obscur, hantée par ces étranges ombres bleues, cette salle était encore plus inquiétante. Il y régnait une odeur nouvelle – un mélange de pourriture, d’alcool et de vomi.

Deux des lits étaient occupés. Les pieds de Doc dépassaient de l’un ; j’ai reconnu aussitôt ses ronflements. Sur l’autre lit, squelette vivant, Walter nous observait.

— Tu te sens d’avoir de la visite, Walt ? a murmuré Ian.

Walter a acquiescé dans un gémissement ; ses lèvres étaient affaissées sur son visage creusé, et sa peau avait un éclat cireux dans la pénombre.

— Tu as besoin de quelque chose ? ai-je chuchoté. (J’ai lâché Ian et Jamie ; mes mains sont restées en suspens, indécises, devant le moribond.)

Ses yeux sondaient l’obscurité. J’ai fait un pas vers lui.

— Je peux faire quelque chose pour toi ?

Ses yeux ont enfin trouvé mon visage. Ses prunelles, malgré les vapeurs éthyliques et la douleur, se sont rivées sur les miennes.

— Te voilà enfin, a-t-il articulé. (Sa voix était un souffle sifflant.) Je savais que tu viendrais si je tenais le coup suffisamment longtemps. Oh, j’ai tellement de choses à te dire, Gladys.

Les ames vagabondes
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